Thomas Perathoner, directeur marketing du bureau Van Dijk (informations financières), fait le point sur la transparence financière des entreprises : accès du grand public et des professionnels à leurs comptes, publicité des comptes, raréfaction de l’info financière… Il explique aussi (voir vidéo après l’article) comment détecter une société de type « mafieux » rien qu’en analysant l’organigramme des ses actionnaires et de ses filiales… Entretien (réalisé en février 2018).
Journalisme Magazine : L’accès à l’information économique est de plus en plus difficile, notamment avec l’adoption de l’amendement Laclais de 2015 qui réduit considérablement le nombre d’entreprises qui doivent publier leurs comptes. On l’a vu récemment avec Lactalis, qui a longtemps carrément refusé de déposer les siens. Est-ce que vous constatez aussi une raréfaction de l’information financière ? Cette raréfaction éventuelle est-elle une menace pour le droit des citoyens à l’information, voire pour la démocratie ?
Thomas Perathoner : Le fait que Lactalis ait longtemps refusé de déposer ses comptes, c’est plutôt l’exception qui confirme la règle. La plupart des entreprises jouent le jeu et déposent leurs comptes au greffe du tribunal quand la loi le leur impose. Ceci dit, il faut distinguer entre publication et publicité : la publication, c’est en quelque sorte le dépôt des comptes au greffe du tribunal de commerce. La publicité, c’est le fait que ces comptes soient accessibles au public. Ceci dit, il faut reconnaître que l’amendement Laclais (qui a réduit le nombre d’entreprises soumises à la publicité des comptes NDLR) n’a pas vraiment rempli son objectif. En principe, il s’agissait de protéger les petites entreprises françaises face à celles de nos voisins. Il devait permettre à la France d’améliorer sa compétitivité (en protégeant des concurrents non-hexagonaux d’analyser la stratégie des entreprises en analysant leurs comptes), or si on regarde les chiffres, on se rend compte que depuis le dépôt de l’amendement, la compétitivité des entreprises françaises ne s’est pas franchement améliorée, alors même que la conjoncture est favorable.
Journalisme Magazine : Quels sont les problèmes qui peuvent se poser si l’accès aux comptes est moins facile ?
Thomas Perathoner : Cette limitation de l’accès aux comptes des entreprises peut-être paradoxalement un frein à la compétitivité hexagonale, justement, car les entreprises françaises ont parfois des problèmes pour être choisies comme fournisseur à l’international : aujourd’hui, un acheteur surveille le « risque fournisseur » et il a besoin d’information financière. Est-ce que l’entreprise a les reins solides ? L’Allemagne n’a pas ce problème puisque pour une entreprise, le simple fait d’être allemande lui donne souvent une image de sérieux, or souvent les entreprises demanderont d’accéder aux comptes au moment d’entrée en relation affaires et non pas dès le sourcing. Mais je note que, depuis 2007, les autorités allemandes ont demandé aux entreprises de déposer leurs comptes -cette loi concerne les sociétés anonymes qui réalisent plus d’un certain montant de chiffre d’affaires.
Journalisme Magazine : quels sont les pays où l’information économique et financière est la plus opaque ?
Aux États-Unis, c’est plutôt le règne du zéro publication des comptes. Seules les sociétés cotées en bourse y sont obligés. Les pays de culture latine sont plutôt ouverts à la transparence, au contraire des pays anglo-saxons plutôt fermés sur ce sujet. Quant à l’Afrique, le problème c’est le manque de structures administratives pouvant collecter les comptes de manière fiable ou régulière. Le cas de l’Amérique du Sud est particulier, puisqu’ils ont cette double culture latine et américaine, donc la transparence dans chaque pays peut être très variable. En Asie, on constate qu’il y a très peu de transparence. On constate peu de publications de comptes au Japon, contrairement à la Chine où les comptes sont publiés, mais là c’est l’outil statistique pose des problèmes, dans la mesure où l’on ignore même quel est le nombre exact d’entreprises en Chine.
Journalisme Magazine : les consommateurs, les citoyens, les journalistes, sont-ils bien informés en matière économique et financière ?
Alors autant les États sont évidemment extrêmement bien informés grâce à leurs outils statistiques, autant les particuliers cherchent peu à s’informer en matière financière et économique. Pour ce qui nous concerne, quand un particulier veut acheter nos accès aux informations financières, c’est à 99 % parce qu’il veut créer son entreprise. Quant aux journalistes, je dirais qu’ils pâtissent plutôt du fait qu’il ne font pas partie des entités qui ont un droit légal d’accès aux informations financières déposées aux greffes des tribunaux de commerce, contrairement aux huissiers de justice ou aux employés de la Sécurité sociale. Ceci dit, même sans accès à des bases de données financières, les journalistes, notamment aux États-Unis, arrivent à sortir des articles bien informés grâce à leurs contacts personnels ou à des sources comme les études de l’OMC, de l’Union européenne, de l’OCDE, de l’ONU, du FMI ou encore de la Banque mondiale. De toute façon, on aurait tort de croire que l’information financière est la seule information utile pour bien étudier une entreprise : il faut aussi étudier les liens capitalistiques entre les actionnaires (voir la vidéo ci-dessous NDLR) , éplucher des informations sur les brevets déposés, relever les informations concernant les taux de redevance versés par une société à une autre société qui possède le brevet, regarder si l’entreprise a été condamnée sur le plan judiciaire, et ça ce sont des informations que notre base peut fournir.
Journalisme Magazine : est-ce que vous publiez des études ou des monographies transverses qui permettent d’analyser tel ou tel secteur ou de découvrir des phénomènes qui sinon passerait inaperçus ?
Pas de façon structurelle et pérenne, mais quand les journalistes nous le demandent, nous pouvons faire une étude spécifique sur un secteur d’activité particulier ou concernant un groupe d’entreprises. Nous avons aussi permis à des médias de créer des dossiers spécifiques comme « les 100 meilleures entreprises de croissance » pour la revue Décideurs, et nous avons été partenaires d’un « stress test climatique du système financier » pour le journal La Tribune. Nous pouvons aussi communiquer aux médias des informations financières publiques éditées sur notre site, comme le chiffre d’affaires, le bénéfice ou le nombre d’employés de telle ou telle entreprise. Pour les médias, ces prestations sont généralement gratuites -il faut juste ne pas oublier de nous citer !
Propos recueillis par Laurent Calixte
BONUS VIDEO : comment repérer une entreprise qui cherche à rester cachée…
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18 autres bases de données sont répertoriées ici : https://www.journalism.co.uk/skills/data-sources-for-investigative-journalists/s7/a708756/